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Docteur Jean-Georges Rozoy


Résumé des abréviations utilisées dans les articles : consulter la liste.

1989

Dr J.G. ROZOY

L'ARC ET LA FLECHE



"Cette invention des sauvages est un des triomphes de l'esprit" (Th. Wilson)

L'arc et la flèche sont l'élément essentiel de l'Epipaléolithique ("Mésolithique") où ils déterminent la vie même : des groupes d'archers ne s'organisent pas comme des lanciers piétons (Rozoy, 1978). Les milliers d'armatures microlithiques présentes dans les sites sont autant de témoins de la chasse à l'arc : derrière chaque armature il y avait une flèche de 90 cm lancée par un arc de 1,60 m volant à 100 km/h et traversant un ours à 50 m. Des arcs et des flèches ont été retrouvés dans la tourbe. Et nous n'avons qu'un nombre infime de vestiges d'autres moyens de se nourrir : filets, pièges, nasses. Il n'y a plus de ces fortes pointes de projectiles qui sont nécessaires sur des lances ou javelots. Le panier (pour la collecte) existait certainement, mais dans nos climats ni les végétaux ni les coquillages ne peuvent constituer des apports énergétiques importants (Rozoy, 1978).

Balistique des projectiles

La pénétration d'un projectile dans le corps du gibier dépend surtout de l'énergie cinétique du trait à son arrivée, qui est fonction de la masse du missile et de sa vitesse (1/2 mv²). Le lancer manuel direct est limité par la puissance et la rapidité du bras, ce qu'on gagne en masse est perdu en vitesse. On peut améliorer en prolongeant le bras par un propulseur, mais aux dépens de la masse ; il faut avoir compris que la vitesse est plus importante, et on ne dispose toujours que de l'impulsion instantanée. Le propulseur, dont les sagaies sont plus légères (400 g) que les lances, est donc au Magdalénien moyen un premier pas vers le progrès décisif de l'arc. La portée dépasse 100 m, mais sans aucune précision (même à 25 m, Browne, 1938). L'arc est la première machine inventée par l'homme : il comporte une accumulation d'énergie avec libération brusque au moment choisi. L'arc assure à des flèches de 15 à 30 g une vitesse énorme : les 100 yards (91 m) sont franchis en 3 secondes, avec à l'impact une énergie de 3,5 kgm ! La flèche pénètre plus que les plombs de chasse de calibre 14 ; à 50 m elle traverse le gibier de part en part : daim, ours, élan (Pope, 1962). En fonction du poids minime, l'équilibre exige une pointe de moins de 5 g : c'est tout le sens de la microlithisation des armatures, qui pèsent 1/2 à 2 g (Rozoy, 1978) et dont le montage en biais (pointe et tranchant latéral, Rozoy, 1978) ouvre la voie de la flèche dans le corps de l'animal.

Technique de la chasse

L'autre avantage essentiel de l'arc est sa précision. Elle est due à l'empennage stabilisant la trajectoire, et à la possibilité de viser très précisément. On tire à 30 ou 50 m, sans danger notable et sans effrayer l'animal (Pope, 1962). La chasse devient beaucoup plus productrice : un animal repéré et approché à 50 m est un animal abattu. La vie est aussi beaucoup plus sûre : la nourriture est certaine et les loups peuvent être tenus à distance.

Il devient dès lors possible, et rentable, de chasser (et de vivre) en tout petits groupes : 2 ou 3 hommes (il faut quelqu'un pour ramener un accidenté éventuel, Turnbull, 1968). Les femmes et les enfants peuvent rester au campement. De grandes chasses avec rabattage (la règle jadis) ne seront plus organisées que dans des occasions spéciales (rassemblements saisonniers); on les figurera parce qu'elles sont mémorables, mais les traces des campements indiquent pour l'ordinaire de petits groupes de 10 à 20 personnes, enfants compris, comme chez les chasseurs à l'arc subactuels (Turnbull, 1968) : deux à quatre familles nucléaires ; les chasseurs au rabattage doivent être plus nombreux : 7 à 30 familles, soit 40 à 100 ou même 150 personnes (Turnbull, 1961). Compte tenu des pesanteurs sociologiques, et du délai de mise au point de l'outil nouveau, il a fallu (d'après les dimensions des sites) un bon millénaire (le stade très ancien) pour cette transformation.

L'arc est un instrument complexe. Il faut d'abord trouver le bois voulu, de l'if, ou à défaut de l'orme poussé à l'ombre, attesté à Holmegaard et à Muldbjerg (Mathiassen, 1948). Puis la fabrication prend plusieurs jours (Olsen, 1973), sans compter encore celle des flèches, où la pointe n'est rien à côté du lissage de la hampe (pour éviter la déviation), du mastic et de l'empennage. Le tout est un matériel hautement personnel, qu'il faut très bien connaître pour l'employer efficacement. Dans les groupes de chasseurs subactuels, où tout est à tout le monde, l'arc est un des très rares objets qui ne passent pas de mains en mains (Service, 1968). D'où pour le chasseur épipaléolithique une personnalité bien plus marquée que chez son ancêtre magdalénien, qui vivait et chassait en forts groupes de 50 à 80 personnes avec des outils beaucoup moins élaborés, la cohésion du groupe passant avant tout.

Incidences sociales

Ces caractères vont favoriser une forte augmentation de la population (x 5 ou x 10), mais aussi une plus grande dispersion : au lieu de quelques îlots dans le désert glacé du Magdalénien, les chasseurs occupent maintenant la totalité du territoire, leurs traces sont partout, à l'échelle du canton et même de la commune actuelle. La sécurité, tant dans le ravitaillement que vis-à-vis des loups, joue à l'évidence un rôle essentiel dans cette appropriation de tout le terrain. Les groupes régionaux ("cultures") épipaléolithiques ont des effectifs comparables (1 000 à 3 000 personnes, enfants compris) à ceux du Magdalénien, mais sur des surfaces plus réduites : diamètre de 140 km au lieu de 350 à 500. Cela tient à des nécessités objectives : on ne peut maintenir un groupe endogame au-dessous de 800 à 1 000 personnes (Constandse-Westermann et Newell, 1988). Mais les groupes locaux ("bandes"), et surtout leurs sous-groupes effectifs sur le terrain, sont maintenant fondés sur la personnalité du chasseur, ce qui favorise évidemment la stabilité des unions. Deux ou trois familles suffisent à former un groupe viable. L'autorité écrasante du groupe local, où l'individu n'était rien sans la collectivité, devient moins dominatrice. Pour la première fois la cellule sociale fondamentale devient la famille nucléaire : un couple et ses enfants. La symbolique bien connue des groupes de chasseurs précédents était dominée par le monde animal. Même si elle entendait figurer l'univers et la société humaine, celle-ci était représentée sous une forme non seulement concrète pour l'essentiel, mais encore animale. Cela traduit l'omniprésence du gibier dans l'esprit des chasseurs : ils ne pouvaient encore avoir de recul à son égard, la société était pour eux une part du monde animal. La chasse mieux maîtrisée, l'arc devient maintenant principalement abstrait, mais aussi beaucoup plus tourné vers l'homme, qui est toujours figuré socialement, actif, et dominant la nature et les bêtes.

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

Ligature au tendon d'une pointe à cran expérimentale, préfixée à la résine (mélange de résine de pin, de cire d'abeille et d'ocre). Photo Hugues Plisson.

Fractures dans un radio-cubitus de chèvre causées par des pointes à cran tirées à l'arc. On note trois points d'impact, dont deux ont conservé un fragment de silex. Photo Hugues Plisson.

Tir avec un arc paléolithique expérimental. Photo Frédéric Chaptal.

Chasse au cerf à Cabras Monteses (Hernandez-Pacheco, 1924).

Empennage d'une flèche.


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