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Docteur Jean-Georges Rozoy


Résumé des abréviations utilisées dans les articles : consulter la liste.

1995

Dr J.-G. Rozoy

SOCIOLOGIE DES DERNIERS CHASSEURS MESOLITHIQUES



La chasse (au sens large, y compris la pêche) a été l'activité essentielle et presque unique de nos ancêtres pendant plus d'un million d'années. Ses modalités ont dû être très diverses, les fouilles les plus soigneuses ne nous en révèlent que bien peu. Les faits permettent toutefois quelques conclusions d'ordre général, les unes sont à peu près certaines, d'autres plus hypothétiques qui prêtent à discussion. Le Mésolithique (10 000 à 5 000 avant notre ère), période souvent négligée et décriée, parce que mal connue, fournit quelques indications dont l'intérêt pour la compréhension de notre propre civilisation est beaucoup plus immédiat que celui des "grands chasseurs" du Paléolithique supérieur. Deux éléments fondamentaux caractérisent le Mésolithique et justifient sa reconnaissance comme période autonome. Au plan matériel et économique, l'utilisation systématique et généralisée, et même exclusive, de l'arc et de la flèche comme moyen de chasse et donc de subsistance. Au plan psychique, le passage généralisé à l'abstraction dans les décors et figurations, attestant un dégagement très marqué du monde animal.

Figure 1

L'arc et la flèche sont attestés par des trouvailles dans la tourbe, en Allemagne (Ahrensburg) et en Suède (Loshult, n° 1 à 5), et partout par la petitesse des armatures des projectiles, microlithiques et nombreuses. Une sagaie de 200 à 400 g lancée au propulseur avait besoin d'une pointe de 5 à 10 cm pesant 20 ou 30 g. Une flèche lancée par un arc et qui vole à 100 km/h suppose une pointe de 1/2 à 2 ou 3 g. La multiplication de ces armatures et la disparition du propulseur sont de sûrs indices de l'emploi généralisé de l'arc. En l'inventant, les derniers Magdaléniens ont mis un terme à leur brillante société, induisant (après l'inévitable délai dû aux lourdeurs sociologiques, environ 500 à 1 000 ans) un tout autre mode de vie.

L'arc, précis et efficace, permet la vie par petits groupes familiaux, auparavant impensable pour la sécurité (face aux loups) comme pour le succès de la chasse. Au lieu de groupes de 50 à 100 personnes, avec sans doute une subordination forte des individus à la collectivité, nous passons à des groupes réduits de 5 à 15 ou 20 personnes au plus (enfants compris). Ces valeurs sont attestées par les dimensions des abris, par les densités des vestiges, par la dispersion des campements etc. Pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité, la famille nucléaire devient la base de la société. Pour la première fois aussi l'ensemble du territoire est maintenant occupé, à l'échelle du canton et même de la commune. Des régions entières autrefois désertes, comme la Bretagne ou la Champagne, sont peuplées de la même façon (malgré l'absence de silex en Bretagne) que le reste du territoire. La population de la France est estimée autour de 75 000 habitants, contre 10 000 à 20 000 pour le Magdalénien final, qui constituait des îlots assez denses dans un désert glacé.

Ces populations d'origine locale, stables et florissantes, habiles, vivent (bien) des plus grands animaux du milieu : aurochs, cheval, puis cerf et sanglier (le chevreuil est délaissé, les escargots ne sont qu'un appoint gustatif). La pêche du brochet et du saumon se pratique probablement à l'arc. Les cultures régionales (20 groupes identifiés en France, il en reste autant à isoler) doivent correspondre à des groupes sociaux n'ayant plus d'équivalent actuel : communautés (1 000 à 3 000 personnes, endogames à 80 %) de "bandes" exogames dans un même territoire, entretenant des relations amicales suivies, avec même mode de chasse, mêmes dialecte et idéologie. Il n'y a pas trace d'autorité centrale, cela distingue les peuples mésolithiques des tribus néolithiques et protohistoriques. La mobilité est constante, c'est un nomadisme purement culturel, car une vie sédentaire eût été possible en fonction de la densité des animaux.

L'idéologie est très difficile à atteindre. Les Mésolithiques, en France, brûlaient systématiquement leurs objets décorés, et le passage généralisé à l'abstraction rend les documents ininterprétables (n° 7). La disparition de l'art animalier est un dépassement, passage d'une forme inférieure (figurative) de la pensée abstraite à une forme supérieure usant de symboles abstraits. Le maniement courant des nombres simples est attesté, mais sans trace de numération du second ordre (n° 16). La parure montre une complémentarité binaire liée aux sexes (n° 8 à 18), mais sans souci érotique ou reproducteur : l'intérêt jadis évident pour le bas-ventre féminin a disparu, cela traduit peut-être l'élucidation du mécanisme de la reproduction (n° 6) (rôle du mâle). L'homme s'est nettement dégagé du monde animal; lorsque celui-ci apparaît (peintures du Levant espagnol), il est subordonné et nettement maîtrisé, ce n'était pas le cas au Magdalénien. Le monde demeure vu en termes de dualité, mais l'intérêt pour l'homme a remplacé le souci des animaux.

Figure 2

 

Fraternels et pacifiques, les archers mésolithiques mènent une vie insouciante : pas de toit à réparer (il n'y a pas de toit du tout), pas de récoltes à protéger, pas d'épidémies à redouter pour le bétail (il n'y a pas de bétail). L'arc assure la nourriture avec 3 à 4 heures de travail par jour. Nul autre besoin n'est reconnu, qu'un minimum de vêtements. Point de maison chauffée ni éclairée, de gâteaux, de lait ou de fromage, ni d'habits de lin ou de chanvre, ni d'opium, pas de monuments funéraires où prier pour ses morts. Le chasseur paie cette insouciance en se passant de tous ces biens matériels et moraux. Le Mésolithique n'est pas une transition vers la production néolithique, il en est l'antithèse la plus absolue. Libre, voire libertaire, l'archer mésolithique, vivant en groupes familiaux réduits, a sans doute été un individualiste forcené. L'arc a été la base matérielle indéracinable de cet individualisme. Après 5 000 ans de cette tradition, la collectivisation néolithique n'a pu pousser à fond ses tendances spontanées à l'asservissement de la personne. Cette antinomie demeure aujourd'hui.


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